Jacques Sapir
La Russie s’est adaptée à ce que l’on appelle le monde « multipolaire ». Mais, s’il semble bien que la Russie ait tiré, de gré ou de force, toutes les conclusions qui s’imposaient du fait de la multi-polarisation du monde tel n’a pas été le cas de l’Union européenne. C’est ce qui explique la montée des désaccords entre l’UE et la Russie, une montée qui date de bien avant la « crise ukrainienne » et les dramatiques événement de 2014-2015 et qui peut se constater dès les années 2003-2005.
Le monde multipolaire fut, pendant des décennies un objectif pour la politique étrangère de la France gaulliste puis Mitterrandienne. Mais il n’est devenu une réalité que depuis le début des années 2000, avec le constat d’échec de ce qui aurait pu être le « siècle américain »[1] et qui sera, probablement, le siècle chinois. Nous avons vécu l’avortement du siècle de l’hyperpuissance américaine. Non que les Etats-Unis ne soient aujourd’hui une puissance majeure, que ce soit dans le domaine militaire, dans le domaine économique ou encore dans le domaine culturel. Les différentes « théories » sur un effondrement des Etats-Unis qui circulent de ci de là reflètent bien plus les illusions et parfois les délires de leurs auteurs qu’un état de la réalité. Les dirigeants de la Russie actuelle en ont parfaitement conscience. Mais, les Etats-Unis n’ont plus la capacité d’agir comme « l’hyperpuissance » qu’ils étaient devenus au moment de la dissolution de l’URSS. Le déclin des Etats-Unis est aujourd’hui un fait. Il constitue un des éléments du contexte du monde actuel.
Ce fait a été analysé, et compris, par les responsables de la Russie. Et, sur ce point, il est frappant de constater les similitudes entre la politique russe et la politique étrangère gaullienne. Mais ce fait semble avoir largement échappé aux responsables des institutions européennes. Aujourd’hui, il est clair que, face au monde, la Russie et l’UE ne parlent plus le même langage.
Les conséquences de la fin de l’Hyperpuissance
La notion d’hyperpuissance a marqué les années 1990[2]. Elle reflétait l’hégémonie des Etats-Unis et fut mise en valeur dans ce que l’on appelle la « Première guerre d’Irak », c’est-à-dire les opérations de la coalition internationale visant à forcer Saddam Hussein à évacuer le Koweït. Le général Lucien Poirier, un des pères de la pensée stratégique française moderne, dressait un étonnant parallèle entre la « guerre du Golfe » et la victoire de Rome sur Carthage à Zama : « Après Zama, les vieux sénateurs romains répugnaient encore à reconnaître le destin de la Ville. Le désordre, dans une Grèce trop proche pour qu’il y fût tolérable, les contraignit nolens volens à étendre l’horizon ouvert par la victoire sur Carthage. Ils étaient embarqués. L’empire était en marche. Les analogies historiques sont toujours douteuses. Mais, après la fin du monde bipolaire, comment l’accident que fut la guerre du Golfe, nécessaire à la fois pour décoder le sens du passé et indiquer celui de l’avenir, ne porterait-il pas à imaginer cet avenir sous les traits d’un imperium américain…[3] ? »
Les États-Unis semblaient ainsi disposer, en ce début de la dernière décennie du xxe siècle, d’une totale suprématie, tant militaire qu’économique, tant politique que culturelle[4]. La puissance américaine rassemblait alors la totalité des caractéristiques du « pouvoir dominant », capable d’influencer l’ensemble des acteurs sans avoir à user directement de sa force (ce que l’on appelle le « soft power ») après la démonstration qu’elle venait de fournir. Elle était surtout capable d’établir son hégémonie sur l’espace politique international, en particulier en imposant ses représentations explicites et implicites ainsi que son discours[5]. Le fait que la coalition ait pu opérer avec la neutralité passive ou active de l’URSS et de la Chine, montrait bien que ces puissances, à l’époque, reconnaissaient le fait de l’hyperpuissance.
Or, dans les dix ans qui suivirent, les Etats-Unis vont gaspiller le capital acquis et être dans le même temps confrontés à la montée en puissance de la Chine et au retour de la Russie sur la scène internationale[6]. La stratégie américaine fut touchée au plus profond de ses fondements par les conséquences économiques, financières, politiques et idéologiques de la première crise financière du monde globalisé, celles de 1997-1999, puis par la crise de 2007-2009, crise dont le monde n’est d’ailleurs toujours pas sorti. La mise à nu des limites de la puissance des États-Unis et l’émergence (ou la réémergence) d’acteurs concurrents (Chine, puis Russie) ont été la partie visible du choc induit par ces événements. La crise de 1997-1998 a conduit de nombreux pays à modifier leurs stratégies économiques, et à adopter des politiques commerciales très agressives dont l’addition provoque aujourd’hui une fragilisation générale de l’économie mondiale. La partie invisible a peut-être été encore plus importante. Le discours néolibéral qui s’est trouvé brutalement dévalorisé, dans les représentations populaires comme au sein des cercles responsables voire au sein du Fond Monétaire International[7]. Si des notions telles que la politique économique nationale, la politique industrielle, la réglementation des flux financiers internationaux ou le protectionnisme sont redevenues légitimes, et ce alors que s’amplifie l’importance de la notion de démondialisation[8], c’est dans une large mesure à cette crise et au débat qu’elle suscita qu’on le doit.
Mais, le début du déclin des Etats-Unis s’est accompagné par une radicalisation de la politique de ce pays. Ce basculement a favorisé l’accès au pouvoir de ceux que l’on appelle les « néoconservateurs » ou neocons. La politique des neocons, a été construite sur une série de raccourcis idéologiques[9]. Elle allait à contresens de ce qu’aurait dû être le pouvoir d’une réelle hyperpuissance et a abouti aux désastres politiques, diplomatiques, mais aussi militaires que l’on a pu observer en Irak et en Afghanistan (et dont les conséquences ne sont pas épuisées car le soi-disant « Etat Islamique » découle de ces échecs) et aujourd’hui en Libye et en Syrie. Ces désastres ont déjà produit leurs effets. Sans le tournant de la politique américaine et l’échec de ce dernier, il y avait peu de chances que les liens entre la Russie, la Chine et les pays d’Asie centrale se cristallisent dans l’Organisation de Sécurité de Shanghai, première organisation de sécurité internationale post-guerre froide. On ne verrait certainement pas se développer de la manière dont il le fait, le triangle entre la Chine, l’Inde et la Russie ou une concurrence entre ces trois puissances (en particulier en Afrique) n’exclut nullement une réelle coopération stratégique.
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