Robert Laplante >
Ainsi donc, s’il faut en croire une vérité de la paresse, les Québécois auraient tourné le dos à l’indépendance, en auraient fini avec une idée anachronique de la liberté. Ils seraient passés à autre chose. La formule aide les bonimenteurs à se donner bonne bouche. C’est bien connu, les esprits éclairés sont toujours ailleurs, à moins de n’être en avant… que pour se faire voir.
Il y a quelque chose de suspect dans le succès de la formule. De quelle autre chose parle-t-on ? Où se trouve donc le nouveau boulevard de la modernité où devraient déambuler les badauds de l’au-delà du politique, les promeneurs du postnational, les costumés de la diversité ? Où mène donc l’avenue de bien-pensance ? Dans les limbes !
Sur le terrain canadian réel, passer à autre chose ne peut signifier que revenir au même. Le déni collectif ne changera rien à l’affaire : les Québécois sont des minoritaires qui ne comptent plus dans le Canada, des oblitérés à qui il n’est plus de destin autre que celui de s’accepter comme des apatrides heureux. L’autre chose, c’est un régime qui piétine toutes les conventions constitutionnelles qu’il a pourtant imposées. Il le fait avec le consentement de tous les lireux qui tentent de faire croire que la patiente résignation est la meilleure recette pour faire murir un fruit dont ils ne peuvent décrire ni la forme ni le goût.
L’autre chose, c’est le fantasme du confort capitonné de se trouver enfin soulagé de vivre sans avoir à toujours se justifier d’exister. Un alibi pour s’imaginer libéré du poids de l’existence, pour se convaincre de l’utilité de confondre le renoncement à soi et la liberté.
La grande corvée qui se dresse devant ceux-là qui prétendent être passés à autre chose est celle de la construction de l’amnésie collective, de la réduction à l’insignifiance en consentant à se laisser porter par un destin que le régime canadian trace à sa guise. Passer à autre chose, c’est aller dans le sens du courant qui nous emporte depuis toujours dans ce Canada, celui de la minorisation croissante, du consentement à l’impuissance et… de la joie de vivre dans l’irresponsabilité de ce qui nous arrive.
Un peuple ne tourne le dos à la liberté que pour accepter de se soumettre. Ce n’est pas chose facile à admettre et c’est une posture humiliante qui ne s’endure qu’en s’efforçant de se convaincre que c’est un sort qui peut être enviable. C’est à cela que s’emploient les touristes politiques qui nous proposent le voyage pour nulle part. Il y en a qui tentent de faire croire que choisir soi-même de se dissoudre, de se définir dans le rapetissement est une idée de grandeur. Ceux-là vont se payer sur la bête, c’est certain. Ne pas sentir le carcan, s’accommoder de la longueur d’une laisse ne change rien à l’affaire pour le plus grand nombre : quoi que cela puisse rapporter aux gérants démissionnaires, il n’y a jamais pour les peuples de servitude heureuse.
Le Québec qui passe à autre chose ne peut être qu’un Québec émietté, éreinté, ployant sous le joug d’une condition que ses partis politiques refusent de nommer pour mieux s’y résigner. Il s’en trouve encore – et les carrières sont florissantes avec ce fonds de commerce – pour « frissonner dans les parallèles de leurs pensées » comme disait Miron, mais ceux-là ne goûtent que les derniers effluves des fonds de bouteille. Les lendemains de veille seront de plus en plus difficiles au fur et à mesure que seront portés au clou les vestiges des ambitions passées. Notre gouvernement provincial, dirigé par des provinciaux fiers de l’être, n’aura d’autre choix que de brader un à un les outils qu’il a inventé du temps où les Québécois et les partis qu’ils ont formés le considéraient comme un gouvernement national en construction. La régression est depuis longtemps programmée et c’est petit à petit que les pertes, toujours minimisées, s’accumulent comme la chaleur monte lentement dans la marmite où s’engourdissement les grenouilles.
Passer à autre chose ? Mais c’est pour mieux revenir au même destin. Pour mieux consentir à la médiocrité qui gagne. Pour mieux se prosterner devant l’exotisme multiculturel tout en renonçant à assumer ses propres héritages. Pour se convaincre de n’être plus qu’un touriste dans le monde, épris de tous les paysages mais méprisant les siens à moins de n’y voir qu’un pittoresque à consommer, à défaut de les habiter par la solidarité, le rêve et le partage d’un espace pour inventer la vie meilleure
C’est une posture indigne. Elle ne durera pas. Parce que les exigences de la vie sont celles de la liberté. Un peuple peut être conduit, tout en y consentant lui-même, dans des impasses qui arrangent temporairement ceux-là qui ont intérêt à se goinfrer dans ce qui leur a été légué. Mais il vient un temps où le bruit des bonimenteurs ne peut plus couvrir les voix de ceux et celles qui aspirent à vivre à la hauteur de ce qu’ils ambitionnent de construire. Cela peut paraître long à l’échelle d’une vie et nombre de militants de l’indépendance en souffrent, mais ce n’est jamais qu’un épisode à l’échelle historique.
« Il n’est pas question de renoncer à notre espérance » a clamé Miron au lendemain du 30 octobre 1995, il y a plus de vingt ans. On peut trouver que l’épisode est franchement très long et qu’il empeste. On peut se désoler des divisions et des faux-combats où s’abîment des talents mal formés, mal outillés pour détecter les chausse-trappes du parcours minoritaire en régime canadian, mais il faut surtout réaliser que ces choses doivent arriver. On ne se débarrasse pas des oripeaux de la soumission coloniale si aisément que l’ont pensé les technocrates de l’indépendance facile et sans heurts. La liberté se gagne. Elle se prend. Et se mérite, surtout dans les passages à vide où l’envie de tout laisser tomber impose des souffrances aussi sourdes qu’innommables.
L’idée d’indépendance est chevillée à notre existence improbable. Elle est en mutation. Sa force finira bien par faire tomber les masques. Parce qu’elle seule peut porter la volonté de vivre. Ceux-là qui veulent passer à autre chose veulent se contenter de vivoter confortablement. C’est indigne et, de toute façon impossible. Le chemin de la minorisation, c’est celui de l’humiliation collective, d’abord hypocrite et insidieuse et puis de plus en plus ouverte. Comme celle que nous inflige de plus en plus cavalièrement le Parlement canadian, sa Supreme Court et une machine d’État qui érode chacun des signes de notre présence dans notre propre pays. Passer à autre chose pour continuer de remettre les leviers de notre avenir dans les mains d’un État où nous ne sommes que quantité négligeable ? N’est-ce pas revenir à ce qui a toujours été ?
Personne ne fera croire encore bien longtemps que la voie de la minorisation est une garantie d’épanouissement. Les partis politiques s’agitent, les carrières et l’opportunisme occupent le devant de la scène, mais le fond des choses demeure le même : nous ne sommes pas maîtres dans notre maison.