Anne-Laure Boch >
Dans le port de Karlshamn, au sud de la Suède, est érigée une statue émouvante, œuvre du sculpteur Axel Olsonn : ce monument en hommage aux migrants met en scène Karl-Oskar et Kristina, personnages du roman de Vilhelm Moberg Les Émigrants. Un homme jeune, campé sur ses jambes chaussées de fortes bottes, les bras ballants, le regard fixé vers l’avenir, et une jeune femme, en larmes, le visage tourné vers l’arrière, pleine de nostalgie pour ce qu’elle s’apprête à quitter. Cette sculpture nous rappelle qu’au XIXesiècle, plus d’un million de personnes fuirent la misère qui régnait dans le pays pour chercher une vie meilleure aux États-Unis. Beaucoup s’embarquèrent de cet endroit, dans le port de Karlshamn.
Les événements qui font suite aux violences de Charlottesville, aux Etats-Unis, nous font considérer d’un œil nouveau la statue de Karlshamn. De même que les Américains abattent les statues des héros controversés d’un passé esclavagiste, comme le général Lee, de même que certains proposent d’associer dans cette purge les effigies de Christophe Colomb, à l’origine des calamités qui fondirent sur les « natives » américains, faut-il déboulonner le monument aux émigrants de Karlshamn et tant d’autres ?
Il était des crève-la-faim
Car il serait hypocrite de passer sous silence le fait que ce sont les migrants européens, Suédois, Britanniques, Irlandais, Allemands, Italiens, Polonais, Russes… qui, dans leur poussée vers l’Ouest du Nouveau Monde, exterminèrent les Amérindiens. Les terres qui leur étaient données en concession, ils en prenaient possession à la pointe du fusil, dans le sang et les larmes des Indiens qu’ils chassaient devant eux. Eux-mêmes vivaient une rude épopée : traînant avec eux leurs enfants faméliques, protégeant comme ils pouvaient leurs épouses tremblantes, mal logés dans des charriots branlants, mal nourris de maigres moissons, ils furent cependant responsables du génocide amérindien.
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Sur la longue liste des civilisations qui ont péri sous les coups de boutoir des grandes migrations, la nôtre est la prochaine à devoir succomber. Son effacement est programmé par la mathématique même de l’évolution démographique. Devant cette perspective, deux réactions sont possibles. Certains Européens acquiescent à la submersion. Pétris de mauvaise conscience, ils acceptent de payer pour les crimes de leurs ancêtres au prix de l’avenir de leurs enfants. D’autres se rebellent contre ce destin annoncé. Ils connaissent l’histoire, interrogent la concordance des temps et en tirent la conclusion. Ils savent que, partout et toujours, les migrations de masse ont charrié dans leurs flux des souffrances profondes et des destructions irréversibles. Décidés à défendre leur société envers et contre tous, ils posent résolument la question : ne faut-il pas déboulonner le monument aux émigrants de Karlshamn ? Et se libérer par là-même des statues mentales qui corsètent notre instinct de conservation ?
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