Robert Laplante >
Il n’y a rien pour les en faire changer d’idée, la prochaine élection provinciale sera provinciale. Tous les partis politiques s’entendent là-dessus, les Québécois et Québécoises seront appelés à réfléchir dans l’espace de la résignation. Les programmes, quelles qu’en soient les rhétoriques, sont unanimes : nous n’aurons d’autres choix en octobre prochain que de réfléchir dans un cadre inadéquat. Le gouvernement du Québec n’a plus les moyens – même en supposant qu’il en ait la volonté – de se comporter comme notre gouvernement national. Et l’électorat sera appelé à ne pas trop y penser.
Le Parti québécois a fait son lit et nous invite à envisager l’avenir pour plus tard et s’engage à faire des propositions qui resteront en tout point conformes à une vieille dichotomie : jouant le social parce que le national flageole ou plutôt parce que le parti vacille devant le national, il sera progressiste en invitant à penser que les mesures sociales pourraient mettre en route vers un État fort. Depuis un siècle, pourtant, les évidences s’accumulent pour établir ce que la pensée indépendantiste a établi depuis belle lurette : la gestion provinciale ne peut pas conduire à l’indépendance. La raison en est fort simple : faire l’indépendance ce n’est pas transformer le Québec en une « province améliorée » mais bien plutôt mettre à mort la logique provinciale pour la remplacer par un régime et une politique d’État. Sous cet angle, Québec solidaire ne s’en démarque guère. Dans les deux cas, il y a erreur de perspective, défaut de paradigme. La posture de la CAQ donne dans la pensée magique et laisse à désespérer de l’intégrité intellectuelle.
Il est certainement irréaliste de s’imaginer pouvoir redresser les termes du débat dans l’état actuel des choses. Il faut prendre acte. Le mouvement indépendantiste ne parviendra à inscrire la question nationale qu’au terme de ce millième détour. Ce n’est pas une raison pour s’aveugler. Encore moins un motif pour se laisser aller à la complaisance. Puisque les mois qui viennent seront à la contorsion provinciale, il faudra aborder les programmes et la campagne avec une intransigeance au moins égale à ce que nous coûte la régression politique dans laquelle le Québec s’enlise. La médiocrité coûte cher.
Il est donc inutile de faire semblant de ne pas voir ce que le rapetissement des perspectives a imposé à la conduite des affaires publiques et à la gestion de notre demi-État en déliquescence. Les finances du Québec ont été prises en otage par le corporatisme médical. La politique provinciale est tout entière conditionnée par la confiscation des ressources publiques menée par des organisations bénéficiant de la complicité et de la connivence d’un tandem de docteurs et qui sont parvenues, d’un commun dessein, à se goinfrer dans l’assiette au beurre. Et à le faire sur le dos des infirmières et du personnel auxiliaire, au détriment de la qualité et de la pérennité des services publics, au mépris de la qualité des soins et de la prise en charge décente des défis de société que nous pose le vieillissement de la population dans un contexte où les ressources de la province sont structurellement programmées pour être inadéquates – cadre fédéral oblige. Les coûts du système sont devenus intolérables. Près de la moitié du budget de la province y passe, les autres missions sont condamnées à l’indigence et le dossier de la santé reste toujours aussi lancinant.
La question du mode de rémunération des médecins joue un rôle déterminant dans le contrôle des coûts, dans l’architecture institutionnelle et dans l’organisation des services. Elle induit nombre de dysfonctions organisationnelles qui ne sont tolérées que parce que le courage manque de prendre l’engeance corporatiste de front. Plusieurs des modifications les plus structurantes pour l’organisation du travail et la reconfiguration de l’offre de service sont littéralement impossibles à envisager parce que la médecine à l’acte est intouchable. Parce que les corporations qui l’imposent n’hésitent guère à brandir le chantage et l’intimidation. Le chaos ? Le socialisme ? L’exode massif ? Les insinuations font la besogne. La censure règne. Il faudrait dessiner le système autour d’un fétiche intouchable : le statut de médecin entrepreneur et son droit de préséance pour les choix d’utilisation des ressources.
Il est temps de lever l’obstacle.
Entente secrète, prime de jaquette, prime de ponctualité, frais administratifs pour se venger d’avoir été pris la main dans le sac avec les frais accessoires, hausses obscènes de la rémunération pendant que les indicateurs de performance ne mettent en évidence que la médiocrité et la suffisance. Les promesses de réduction des temps d’attente aux urgences, la surenchère sur l’accroissement et la disponibilité des grabats, les ritournelles sont connues et nous en aurons plein les oreilles. C’est déjà dégoulinant de manipulation et ça suinte à plein dans ces publicités « retenues et payées » par les lobbys repus qui nous étalent le contentement de clients satisfaits d’avoir été sauvés à fort prix. À quand les primes à la compassion ? Et il faudra voter pour ça ?
Puisque les élections seront provinciales, pourquoi ne le seraient-elles pas vraiment ? Pourquoi les contribuables devraient-ils encore une fois se laisser faire le coup de la promesse de l’efficacité retrouvée ? Pourquoi faudrait-il faire semblant de croire que l’idéal social se résume à combattre les patates en poudre et le lavage à la débarbouillette ?
Même la résignation provinciale doit avoir sa limite.
Si le social est si important au regard du national anémique, pourquoi ne pas aborder les « vraies affaires » de la province ? Et dresser les enjeux en fonction de leur poids dans les finances de la province. Pourquoi une élection provinciale devrait-elle être synonyme d’hypocrisie collective et se dérouler dans la tolérance mièvre des discours de pleutres, en faisant semblant de croire aux petits pas, à l’amélioration progressive parce que toujours mieux rémunérée ? On ne met fin à la gloutonnerie qu’en retirant les auges. La province l’a déjà fait, il y a plus de cinquante ans en tenant une élection pour casser l’effronterie des compagnies d’hydroélectricité. Pourquoi ne pas tenir une élection pour en finir avec la gabegie corporatiste et soumettre au peuple la question qu’il se pose dans ses cuisines : pourquoi ne pas imposer le salariat aux médecins, pourquoi tolérer un mode de rémunération qui consacre des privilèges et qui est en train de saccager la santé publique ?
Les lamentations ont assez duré. Même le Vérificateur le dit : les services se sont détériorés, des personnes ont souffert et souffrent encore. C’est indigne et il faut mettre fin à la rhétorique des gloutons. Même les médecins – du moins une large fraction de la confrérie – en sont gênés. La culture du privilège est devenue obscène. Le chantage corporatiste est ignoble et il ne suffit plus de le dénoncer : il faut le casser en lui opposant la légitimité démocratique.
Il faut un système qui fonctionne sur des principes clairs, équitables et en congruence avec les aspirations et standards requis pour que l’accès à la santé ne soit plus une affaire de business et un creuset d’inégalités. Ce n’est pas d’un énième plan de pseudo excellence des soins dont le Québec a besoin. Ce n’est pas de promesses de rafistolage d’un système construit sur le privilège dont le peuple a besoin. C’est d’une réforme qui pourra prendre appui sur un large appui populaire pour enfin neutraliser les maîtres – chanteurs et organiser les soins en fonction des objectifs de société et non pas des plans de carrières et des intérêts cupides. Il faut un système de rémunération contrôlable, un mode de répartition des effectifs qui envoient les praticiens là où se trouvent les besoins et non pas là où les perspectives de gain sont alléchantes. Il faut faire cesser la médecine de brousse dans les régions. Il faut cesser de larguer les plus vulnérables, ceux-là qui n’ont pas de lobby et qui ne peuvent brandir les menaces d’exode aux USA ou en Ontario. Il est temps d’exiger du courage des aspirants à la gouverne et d’en finir avec les simulacres de la bonne gestion provinciale.
Il faut imposer de cette question taboue le thème central de la campagne. Il faut cesser de se faire complice des faiseux de promesses qui font semblant de ne pas voir, de ne pas se prosterner devant l’éléphant qui trône au milieu de la salle du conseil des ministres.
L’élection d’octobre pourrait avoir un sens. Les politiciens et les partis qui aspirent à « sortir les libéraux » ne seront pris au sérieux que s’ils sont capables d’aller à la source d’un des problèmes les plus toxiques de la gestion provinciale. Il ne sera pas facile d’affronter des groupes d’intérêts si habiles à manipuler tout le registre de l’anxiété personnelle et sociale. Mais ce serait là au moins l’occasion de raccorder le vote avec la dignité.