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Patriotisme économique et souveraineté monétaire – Un grand entretien avec l’économiste François Morin

Horizon Québec Actuel

François Morin, professeur émérite d’économie à l’Université de Toulouse-1, fait partie de ces nombreux économistes qui appellent à la re-nationalisation de la monnaie comme condition essentielle à la croissance économique et au succès des entrepreneurs – tant dans la capacité de ces derniers à investir qu’à conduire des affaires à l’international. Par ailleurs, retourner à un modèle de gestion publique de la monnaie – modèle qui prévalait pendant les Trente Glorieuses – permettrait de contrer la crise des dettes publiques et le désastre de l’austérité, conséquences intrinsèques au projet mondialiste libéral. Au-delà du clivage gauche-droite, la re-nationalisation de la monnaie permet aux États de retrouver leurs souverainetés. Horizon Québec Actuel l’a rencontré à Paris.

François Morin remet en cause la privatisation de la monnaie effectuée dans les années 80′ et 90′.

HQA: Vous faites dans votre livre « La grande saignée » un brillant plaidoyer pour la re-nationalisation de la monnaie. Qu’est-ce qui vous a amené à poser un tel diagnostic?

Bonne question. Je pense que la question monétaire est aujourd’hui une question centrale dans notre économie globalisée. Cette monnaie – s’il fallait résumer les choses – a été en quelque sorte privatisée depuis maintenant presque quatre décennies. Je pense que cette privatisation de la monnaie est à la source de l’instabilité des marchés monétaires et financiers et de la crise systémique qu’on connue en 2007-2008. Pour moi, la question monétaire est une question tout à fait fondamentale pour essayer à la fois de poser un véritable diagnostic sur la situation actuelle et pour essayer de trouver des solutions.

Pourquoi la monnaie est-elle devenue un bien privé? Pourquoi faut-il s’intéresser à la monnaie? Ceci vient de plusieurs facteurs qui ont commencé dans les années 1970 avec une succession de libéralisations de la sphère financière. […]Ce qui fait que – avec en plus dans les années ’80-’90, l’indépendance des Banques centrales par rapport aux États. Le résultat c’est une monnaie privée. Pourquoi? Parce que sa création est aux mains des Banques centrales indépendantes des États et [de même qu’aux mains] des banques.[…] Et d’autre part, la gestion de cette monnaie – à travers ses prix fondamentaux est une gestion privative puisque les taux de change sont formés maintenant sur les marchés et que les taux d’intérêt sont également des prix de marché. Si bien que non seulement la création monétaire est devenue privée, mais aussi la gestion des principaux prix de cette monnaie alors que ce n’était pas du tout le cas dans la période précédente puisque sous ce qu’on appelle les trente glorieuses, c’était les États qui fixaient à la fois les taux de change et les taux d’intérêt et qui – grâce à leur Banque centrale – créaient la monnaie. […] [Cette] privatisation a entraîné ce qu’on peut appeler les crises systémiques qui se sont développées à partir du milieu des années ’90. Pourquoi? Parce que parallèlement à cette libéralisation de la sphère financière, il y a eu en même temps création de produits financiers dérivés qui eux se sont avérés extrêmement dangereux et qui ont été très souvent à l’origine des crises qu’on a connues depuis maintenant vingt ans. […]

Un livre à lire pour bien comprendre la crise de l’endettement actuelle

D’un seul coup, ce marché des produits dérivés s’est envolé de façon incroyable à la fin des années ’80, durant les années ’90 et jusqu’à nos jours. Pour vous donner un ordre de grandeur, au milieu des années ’80, le marché des produits financiers dérivés avait un montant assuré de 500 milliards de dollars. En 2012, les montants couverts par les produits dérivés représentaient 1620 fois 500 milliards! C’est-à-dire 710 000 milliards de dollars! On a changé complètement d’ordre de grandeur. 710 000 milliards de dollars, c’est dix fois le PIB mondial.

Et qui produit ces produits d’assurances? Qui fabrique ces couvertures de risque? Essentiellement, dans le monde: 14 banques. Essentiellement. Alors qu’il y a 40 000 banques, par ailleurs. Et donc ces banques sont devenues gigantesques, ont un pouvoir énorme soi-disant pour stabiliser le système monétaire et financier grâce à ces produits dérivés. Ils ont en quelque sorte remplacés les États! Les États faisaient ça avant! Et maintenant, ce sont ces banques systémiques qui essaient de stabiliser le système dans son ensemble grâce à ces produits financiers dérivés. Est-ce qu’elles y arrivent? Réponse: non, puisque ces produits financiers dérivés sont en même temps des produits spéculatifs […]Ils ont provoqué très largement la crise des pays asiatiques en 1996-1997 avec, dans la foulée, la crise russe, la crise du Brésil, la Turquie et finalement l’Argentine. Ensuite, ils ont été à l’origine de la crise Internet au début des années 2000. Et puis, en 2007-2008, à l’origine de la crise financière.

Donc on voit bien qu’il y a là toute une logique d’un système qui a fait que la monnaie est devenue un bien privé aux mains de ce que j’appelle un oligopole bancaire international […]. Ce sont des mégabanques qui ont été pointées du doigt dans leur responsabilité par le G20 de Cannes en 2011. Le G20 de Cannes a dressé la liste des 29 banques systémiques, c’est-à-dire qui sont si grandes, si puissantes, que la chute de l’une seule d’entre elles peut entraîner un cataclysme mondial, comme ça a été le cas avec Leeman Brothers le 15 septembre 2008. […]. [Depuis 2005], on s’est aperçu que les plus grandes banques – qu’on a appelées systémiques – s’entendaient entre elles pour manipuler précisément les deux taux fondamentaux de la finance internationale: les taux de change et les taux d’intérêts.[…] Finalement, on peut dire que c’est un oligopole de banques privées qui aujourd’hui est le souverain monétaire à l’échelle internationale car il est – avec d’autres banques – maître de la création monétaire et – surtout – il domine la formation des principaux prix de cette finance.

 

HQA: Vous dites que cette transmission de la souveraineté monétaire depuis les États jusqu’aux banques explique la situation inquiétante des dettes souveraines. De quelle manière? Est-ce simplement parce que le recours aux marchés financiers [et à l’endettement] est devenu le point de passage obligé pour la conduite des finances d’État?

Oui, il y a deux facteurs.

Il y a le fait qu’on a rendu les Banques centrales indépendantes à partir des années ’80 sous l’influence de la pensée néolibérale. Les États n’ont plus été en capacité de faire fonctionner leur planche à billets grâce à la Banque centrale qui pouvait dépendre d’eux. Ça, ça a été terminé du moment où on rend les Banques centrales indépendantes et donc on a vu tout doucement les dettes publiques augmenter. Pourquoi? Parce que les États sont obligés de se financer sur les marchés financiers pour financer leurs déficits budgétaires. […]

Et puis – deuxième facteur – la crise de 2006-2007 qui crée une rupture dans les taux d’endettements des principaux pays. D’un seul coup, on s’aperçoit que le rapport dette publique sur PIB décroche complètement. Il y a une coupure, une fracture. Et pourquoi y a t’il eu cette fracture? Tout d’abord parce que les États ont dû recapitaliser massivement les banques – notamment systémiques – qui étaient en grande difficulté à cause de la crise. Il a fallu donc les aider, les recapitaliser, leur donner des garanties d’État; selon les pays, les nationaliser, les restructures. Et puis surtout, il a fallu que les États financent la relance de l’activité économique. Parce que la plupart des pays – même les plus développés – sont entrés en récession en 2008. […]

Aujourd’hui, on se retrouve avec ce surendettement et les courbes se prononcent. C’est à dire, année après année – même en ce moment – le taux d’endettement des États s’aggrave […] ce qui fait dire à beaucoup d’économistes et de responsables politiques qu’on a affaire à une bulle des dettes publiques à l’échelle mondiale […] et je pense que toutes les conditions sont réunies aujourd’hui pour que cette bulle éclate. Quand est-ce qu’elle éclatera, c’est difficile à dire. Mais les conditions en sont réunies. Est-ce que ça sera demain, dans six mois, dans un an? C’est impossible à dire, bien sûr. Mais on est dans une situation extrêmement dangereuse et la possibilité qu’on ait un nouveau cataclysme financier est aujourd’hui hautement probable.

 

HQA: À vous entendre parler, ce régime de privatisation de la monnaie a eu comme aboutissement inévitable les régimes d’austérité que l’on connaît. Cependant, peut-être la renationalisation de la monnaie suscite-t-elle des préoccupations auprès de la population générale parce qu’on a tendance à faire équivaloir l’impression monétaire – le financement monétaire des dettes souveraines – à l’inflation. Est-ce que ce sont là des préoccupations valides?

Effectivement. Je crois qu’un des arguments de ceux qui ont promu la lutte contre l’inflation – et en grande partie la pensée néolibérale – c’était de dire que l’inflation favorise ce qu’on peut appeler « l’économie d’endettement » par opposition à la situation que nous connaissons aujourd’hui qui est une économie de créanciers. D’autres diraient une « économie de rentiers ».

L’économie d’endettement, c’est une économie qu’on a connu pendant les trente glorieuses où il y avait de l’inflation. Dans les années 1970, l’inflation a même été assez importante. Mais il faut bien comprendre qu’une telle économie favorise l’investissement, parce que pour investir, il faut s’endetter. Donc l’économie réelle s’y retrouve, quand il y a de l’inflation car les dettes sont rongées progressivement par cette inflation. Par contre, dans l’économie de créanciers dans laquelle nous sommes, ce sont ceux qui ont de l’argent […] qui sont protégés de l’inflation et qui peuvent donc faire des profits et de la rente. Ce n’est pas forcément des économies extraordinairement dynamiques puisque c’est plutôt l’épargne qui est favorisée que l’investissement. […]

Donc, qu’est-ce qu’on peut souhaiter? Moi, je pense qu’il vaut mieux quand même souhaiter une économie où les gens peuvent entreprendre. Il faut évidemment limiter l’inflation […] mais au total, je crois qu’il faut préférer l’économie d’endettement à une économie de créanciers. Pourquoi? Parce que ça favorise l’investissement. Mais il faut éviter évidemment que l’inflation soit trop forte. C’est la limite qu’il me faudrait poser.

Évidemment, cette approche est combattue par ceux qui défendent le fonctionnement de marchés financiers parce que quand on a une inflation forte y’a plus de marchés financiers. Les marchés financiers n’existent plus. […]C’est pour ça que toute la tradition néolibérale dit qu’il faut combattre l’inflation, qu’il faut des Banques centrales indépendantes des États parce que les États sont trop dispendieux, ils font pas attention, ils font fonctionner la planche à billets… Et donc, comme ca on aura des marchés financiers qui vont pouvoir « discipliner » les États puisqu’ils seront notés. Et la note c’est quoi? C’est le taux d’intérêt sur les dettes […].

 

HQA: Si on se lance dans la technique j’aimerais que vous preniez aussi cette considération-ci. Vous parliez tout à l’heure des outils hautement spéculatifs, des produits dérivés. Ces produits sont évidemment des assurances contre les variations de taux d’intérêt. Est-ce que l’émission de ces outils – considérant qu’ils peuvent être acquis sans obligation de la part de l’acheteur de posséder le sous-jacent dont il est l’assurance – est-ce que ça, ça va porter une influence sur le taux d’intérêt que les marchés financiers vont demander aux États?

Absolument. Parce que souvent, on s’aperçoit que sur ces marchés de produits dérivés le volume des transactions est souvent considérable et même parfois plus important que les marchés de sous-jacent. Je vais prendre un exemple. Je vais prendre un produit dérivé très particulier: les CDS – les credit default swaps – qui sont des produits d’assurance très particuliers puisqu’ils vous permettent de vous assurer contre le risque d’une dette qui fasse défaut. Si un émetteur fit faillite – un État, une banque ou une entreprise – si cet État, cette banque ou cette entreprise a émis des obligations, eh bien vous qui avez acheté ces obligations vous avez peut-être envie de vous protéger contre la faillite de cet État, de cette banque ou de cette entreprise. Et pour vous assurer, pour être couvert du risque de faillite, vous allez acheter ces produits financiers particuliers qu’on appelle des CDS, des credit default swaps. Or, ces produits financiers sont cotés en bourse. Il y a une demande, une offre et on s’aperçoit que ces assurances coûtent d’autant plus cher – c’est à dire que les primes qu’il faudra payer sont d’autant plus élevées que le « risque pays », ou le risque de l’entreprise ou le risque de la banque apparaît important.

C’est normal. Ça, c’est aisément compréhensible.

Simplement, comme ce sont souvent des marchés extrêmement volumineux, comme vous l’avez dit on peut très bien acheter ces produits sans avoir de sous-jacent c’est à dire, en l’espèce, sans avoir de titre de dette correspondant. Ceux qui achètent ces titres font monter le risque (l’indicateur de risque). Et comme ce sont des marchés volumineux, et que si à un moment il y a une instabilité concernant le pays en question eh bien la montée de la valeur de ces produits d’assurance va se répercuter sur le marché des taux d’intérêts du pays en question, sur la dette du pays en question. Parce qu’on va se dire « Tiens! Le CDS sur la dette grecque ou sur la dette italienne est en train de monter. Ça veut dire qu’il y a un risque qui s’accroît ». Et donc du coup, il va y avoir une répercussion sur le marché du sous-jacent qui est le taux d’intérêt sur la dette grecque ou la dette italienne alors que ce marché des CDS, c’est un marché complètement libre.

Vous pouvez très bien avoir de la dette grecque ou de la dette italienne dans votre portefeuille et vous voulez vous prémunir contre le risque de défaut de la Grèce ou de l’Italie. Mais aussi, vous pouvez très bien acheter ces CDS pour spéculer. Et à ce moment là, si vous pensez par exemple que l’Italie peut risquer de sortir de la zone euro avec un risque de défaut sur sa dette, un non paiement des intérêts, à ce moment là vous allez acheter beaucoup de CDS sur la dette italienne, vous allez contribuer à faire monter la valeur du CDS sur la dette italienne et du coup les gens vont se dire « Ah! Y’a un risque! » Les marchés vont se rendre compte qu’il y a un risque potentiel et donc les taux d’intérêt sur le marché secondaire de la dette italienne – là où se forment vraiment les taux d’intérêts – eh bien là, il va y avoir une montée des taux d’intérêts. Et à ce moment là, ça peut en effet provoquer la crise.

 

HQA: C’est extrêmement intéressant ce que vous dites. Les CDS sont le fait d’une poignée de banques à l’échelle mondiale. C’est le fait et la prérogative de ce que vous identifiez comme l’oligopole bancaire: ces 14 banques. Alors finalement, une poignée de banques systémiques sont en mesure de porter un certain poids – donner une certaine direction – aux conditions de refinancement des États, et donc à leur marge de manœuvre financière?

Absolument. Et c’est même des menaces réelles. Il faut bien comprendre que les États sont pris en otage par cet oligopole, si je puis me permettre cette expression. Et ils le sont surtout depuis la crise financière.

Pourquoi?

Parce que comme il y a eu la chute de Lehman Brothers le 15 septembre 2008, qui a provoqué un cataclysme mondial sur le plan économique, les grandes banques aujourd’hui sont en capacité de dire aux États « Est-ce que vous voulez avoir un nouveau Lehman Brothers? Si vous me régulez trop vous allez me serrer le kiki, je vais faire des pertes et à ce moment là, c’est la faillite ». Donc, s’agissant des régulations qui peuvent être imaginées par les différents États, s’agissant des projets de loi qui pourraient limiter leur activité, qui pourraient casser ces banques en deux, par exemple avec des lois de séparation comme Glass-Steagall… toutes ces grandes banques ont des arguments pour dire « N’allez pas trop loin! Nous sommes intouchables! ». C’est moi qui traduit leur comportement. « Nous sommes devenues intouchables donc laissez nous tranquilles ». Et effectivement, elles sont devenues les maîtres de l’univers, d’une certaine façon, à cause de ce caractère à la fois de mégabanque susceptible de créer un cataclysme mondial dès lors qu’une seule fasse défaut. Chacune de ces 30 banques actuelles qui sont systémiques peut créer ce cataclysme.

Donc on voit bien que les États sont pris en otage. Et ils sont pris en otage de façon effroyable parce que non seulement ces banques sont très importantes, intouchables, mais elles ont créé la crise financière qui elle-même a créé le surendettement des États, surendettement qui provoque aujourd’hui les politiques budgétaires que nous connaissons. Puisque chez nos responsables politiques la seule façon qu’ils conçoivent de résoudre les déficits publics c’est évidemment de diminuer les dépenses ou d’augmenter les impôts […].

Or concernant les dettes publiques et les déficits, il faut dire qu’il y a deux lectures complètement opposées qu’on peut avoir. Une première lecture, celle qu’on entend communément et qui est la suivante : « Ah ben oui, depuis trois ou quatre décennies, l’endettement public a continué de monter, les États sont non-vigilants, font n’importe quel type de dépenses et au bout du compte on se retrouve avec un endettement qui est insoutenable. Donc maintenant, serrons les boulons : politiques de rigueur! ».

Ça c’est le discours commun qu’on entend.

Et l’autre version, c’est de dire: « Oui, mais enfin. Les États ont pris la responsabilité de se défaire de leurs Banques centrales. Donc elles n’ont plus la maîtrise de la création monétaire effectivement. Donc, y’a de la dette. Et ça, c’est la responsabilité politique des États ». Mais deuxièmement, quand on regarde l’évolution de l’endettement, on s’aperçoit que cet endettement a subi un choc en 2007-2008 et qu’à partir de 2008, le surendettement est né. Et donc si on veut combattre non pas la dette publique mais le surendettement, il faut combattre les causes de la crise financière. Les causes de la crise financières se retrouvent évidemment du côté des grandes banques systémiques dont il faudrait changer évidemment la gestion. Il faudrait d’abord casser cet oligopole et ensuite évidemment que les États retrouvent leur souveraineté monétaire. Voilà comment on peut interpréter le manque de marge de manœuvre financière des États aujourd’hui. Il ne faut pas se laisser enfumer par un discours qui consiste à mettre le dos sur la gabegie des finances publiques qui aurait eu lieu depuis trois ou quatre décennies. Non. On est dans une situation qui a été très largement provoquée par les plus grandes banques.

 

HQA: Vous amenez des solutions très simples, tout de même dans votre bouquin, dont la nationalisation de la monnaie. Vous parlez aussi de contenir le risque de l’effondrement pour cause de spéculation des grandes banques systémiques en procédant à la séparation patrimoniale: les activités de prêt d’un côté et les activités non-assurées de marché – finalement les politiques de Roosevelt. Pourquoi est-ce que ça ne se fait pas?

Parce que les plus grandes banques ont ces deux types d’activités chez elles et le fait qu’elles soient à la fois – pour la plupart d’entre elles – banque de dépôt & crédit d’un côté tout en ayant des activités financières qui se développent du reste de plus en plus, leur permet d’avoir une crédibilité supplémentaire grâce aux dépôts. C’est une question de crédibilité. Ces dépôts ne servent pas directement aux activités financières mais ils servent en quelque sorte comme garantie (note HQA: Justin Trou-de-pet a permis aux banques canadiennes de pratiquer le bail-in). Et ça leur permet d’avoir une crédibilité supplémentaire sur les marchés financiers. Les conditions plus favorables pour leur activité, je crois que c’est surtout cela qui est en jeu. Si on séparait complètement les deux activités de façon patrimoniale, avec une scission, à partir de un, faire deux, comme Roosevelt l’avait fait, eh bien la partie activité financière serait fragilisée du fait qu’il y aurait pas en quelque sorte cette garantie des dépôts quelque part qui est implicite dans l’esprit des opérateurs sur les marchés financiers.

Voilà.

Donc c’est pour ça que les banques dites universelles, celles qui ont ces deux types d’activités, ne souhaitent absolument pas qu’on sépare leurs activités. Puis séparer leurs activités, ça s’est produit dans certaines législations, mais ça ne touche que d’une façon très, très marginale une partie de leur activité financière. Ce qu’elles veulent conserver absolument et à tout prix, est ce qu’on appelle l’activité de tenue de marché. C’est à dire l’activité de trader sur les marchés financiers soit pour leur propre compte ou le compte de tiers qui leur permet à propos de n’importe quel titre financier (actions, obligations, produits dérivés) qui leur permet à la fois d’offrir des prix d’offre et des prix de demande et de jouer sur la différence entre les deux. Ce sont très précisément des activités de trading. Or aujourd’hui, ces plus grandes banques systémiques font l’essentiel de leurs profits sur ce type d’activités. Plus que sur les activités de crédit traditionnel aux ménages et aux entreprises.

 

HQA: Leur rôle de financement de l’économie – qui est le rôle fondamental de l’industrie bancaire – est donc devenu une fonction marginale ?

Une fonction secondaire, disons. Peut-être pas marginale, mais c’est une sorte de boulet que traînent ces grandes banques dans leur esprit parce que évidemment quand vous pouvez faire des opérations à la milliseconde et gagner beaucoup d’argent en faisant ces paris sur les marchés financiers c’est apparemment plus facile que de faire des crédits aux ménages ou aux entreprises puisque quand il faut monter un dossier c’est généralement plusieurs semaines – voire plusieurs mois – et c’est là aussi prendre des risques, et c’est forcément des opérations plus lourdes et qui en plus s’inscrivent dans leur bilan. Tandis que les opérations financières sur les marchés, notamment de tenue de marché, se déroulent dans des conditions complètement différentes puisque là, comme vous savez, dans une milliseconde la banque peut faire une centaine d’opérations . Dans une milliseconde. On voit bien la différence qu’il y a entre l’opération de crédit et une opération sur les marchés financiers. Et donc, la tentation est évidemment très grande pour les banques de développer plutôt ce type d’activités que les autres.

HQA: Est-ce que vous croyez que l’euro représente une limite à la souveraineté des États d’Europe? Et, si oui, de quelle manière?

Oui. Je pense que l’euro est une monnaie unique qui permet de faire une politique monétaire à l’échelle européenne mais qui n’est pas du tout coordonnée avec les politiques budgétaires. Il n’y a pas d’harmonisation fiscale, pas d’harmonisation sociale, ce qui fait que chaque pays se trouve confronté à une monnaie dont ils subissent la valeur à laquelle ils ne peuvent absolument pas toucher. Et donc les politiques budgétaires se trouvent évidemment très corsetées, très contraintes dans ce cadre là parce que ces politiques sont sous l’oeil des marchés qui évaluent en permanence la crédibilité des politiques budgétaires. Et comme les dettes publiques ne font qu’augmenter, on regarde si les États font suffisamment ce qu’on appelle des réformes structurelles, c’est à dire des réformes qui permettent de tendre vers un hypothétique équilibre des finances publiques en compressant essentiellement les coûts du travail. […] Évidemment, cela crée des situations de plus en plus difficiles dans le monde de l’entreprise quant à l’organisation du travail et au marché du travail. Toutes les formes de précarité que l’on rencontre se trouvent directement liées à se type de politiques budgétaires contraintes.

HQA: C’est essentiellement la mise en place dans le monde occidental des programmes d’ajustements structurels.

Oui. Ça revient à une forme équivalente. Simplement, cette fois-ci dans les pays les plus développés. […] À chaque fois, il faut évidemment traduire cette notion par la baisse de ce qu’on appelle le coût du travail. […] Évidemment, le résultat de tout ceci, c’est que ça maintient quand même très largement la rentabilité des fonds propres au profit de la valeur actionnariale[…] et tout ceci pèse évidemment lourdement sur le monde du travail au profit de la valeur actuariale.

HQA: Si l’on suit votre pensée, un Québec indépendant devra avoir une monnaie souveraine. Est-ce que c’est quelque chose que vous envisagez comme étant nécessaire?

Oui. Le problème se pose évidemment pour le Québec si un jour cette opportunité politique se présentait. Mais ça se pose aussi pour l’Europe si l’euro devait disparaître. Ça se pose dans beaucoup de pays. Il y a beaucoup de situations analogues sur le plan général.

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