Christian Rioux >
Le 24 avril dernier en Bavière, le très conservateur ministre-président Markus Söder faisait adopter une loi forçant les bâtiments publics à arborer un crucifix. Joignant le geste à la parole, Söder en a aussitôt accroché un dans le hall de la chancellerie à Munich. Une fois l’excitation médiatique passée, la plupart des grandes institutions bavaroises ont heureusement refusé d’obtempérer au candidat conservateur (CSU), qui était en campagne électorale. En quelques semaines, cette loi s’est révélée un simple exercice de communication.
Il n’est pas certain que, six mois plus tard, il y ait plus de crucifix sur les bâtiments publics de Bavière. Ce qui ne veut pas dire qu’on a décroché ceux qui y sont parfois accrochés depuis des siècles et perçus comme d’authentiques symboles culturels d’un peuple aux fortes racines catholiques. Pourtant, au début de l’année, à 48 km au sud de Munich, le juge Klaus-Jürgen Schmid avait lui-même pris l’initiative de décrocher le crucifix qui trônait au-dessus de son tribunal. Il avait jugé bon d’agir ainsi pour la raison simple qu’il était sur le point de faire comparaître un jeune musulman accusé d’avoir menacé de mort un compatriote qui venait de se convertir au christianisme. Parions que si ce juge avait porté une kippa, ce jour-là il l’aurait laissée de lui-même à la maison.
Ceux qui dénoncent à cor et à cri une « laïcité identitaire » feraient bien de lever le nez au-delà des frontières de leur province. Ils découvriraient avec étonnement que partout la laïcité est connotée par l’histoire particulière de chaque peuple, par ses traits culturels et par son rapport spécifique à l’État et aux religions. Or, qui dit religion dit évidemment identité. Car la sécularisation est loin d’avoir fait disparaître la charge culturelle et identitaire de celle-ci.
Bien sûr, la laïcité charrie des valeurs universelles dans la mesure où la séparation de l’Église et de l’État, la liberté de conscience et celle de pratiquer ou pas une religion comptent parmi les fondements de toutes les sociétés démocratiques. Mais partout la façon de s’approcher de ces idéaux et de les appliquer varie selon les peuples et les cultures. Comment pourrait-il en être autrement ?
En Europe, l’idée ne viendrait à personne d’imposer la laïcité française aux Bavarois ou la « tolérance » britannique aux Français. Mais il n’en va pas de même en Amérique du Nord, où le poids écrasant d’une seule et unique tradition, anglo-saxonne, protestante et communautariste, rend plus difficile que partout ailleurs l’expression de la diversité.
En revendiquant leur propre vision de la laïcité et des règles différentes du reste du continent, les Québécois ne font pourtant pas autre chose que ce qu’ont fait avant eux les Français, les Belges ou les Allemands. Confrontés à la fois à la sécularisation de leur société et à une forte immigration musulmane, tous ont jugé nécessaire de rouvrir ce dossier depuis quelques années. Ce faisant, les Québécois ne font qu’exprimer leur propre différence sur un sujet qui est au coeur de leur identité historique.
Car si les États-Unis ont été fondés par des Pilgrim Fathers, il n’en va pas de même de la Nouvelle-France. Contrairement aux Britanniques, les ancêtres des Québécois n’ont jamais eu à fuir de persécutions religieuses. Par contre, comme les Français, les Italiens, les Bavarois et les Espagnols, ils ont des raisons historiques de chercher à se protéger des influences religieuses dans la sphère de l’État. D’où leur propension normale à y interdire les signes religieux.
L’interdiction des signes religieux chez les enseignants est aussi liée à la place que chaque société accorde à l’éducation. En France, depuis la Révolution française, la laïcité a directement partie liée avec l’école. On pourrait même dire que, dans l’imaginaire français, l’école est fondatrice de la citoyenneté. D’où l’importance de la préserver des influences politiques et religieuses. La France n’est d’ailleurs pas la seule à interdire le port de signes religieux aux enseignants puisqu’on retrouve cette pratique en Allemagne, en Suisse et en Belgique. Des pays dont les traditions démocratiques n’ont rien à envier à celles du Canada.
Le Québec a évidemment sa propre histoire, mais il demeure le seul endroit au nord du 48e parallèle à partager certaines de ces traditions républicaines. Traditions certes minoritaires, mais ravivées par la Révolution tranquille qui verra notamment la naissance du Mouvement laïque québécois.
Au Québec comme ailleurs dans le monde, le débat sur la laïcité ne saurait se résumer à une banale « chicane » ni à un simple affrontement entre réactionnaires et progressistes.